« C’est l’odeur qui demeure »: une nouvelle d’Isabelle Amonou

0afd133fdc_92457_5-818

(Temps de lecture : 10 mn)

C’est toujours l’odeur qui demeure. Celle de Francesca n’a rien perdu de sa vigueur, de sa magistrale insolence. Déclenchées par son parfum, des sensations que j’avais crues perdues affluent de manière désordonnée à ma mémoire : images, visages de ma jeunesse. Je ne suis pas sûr que ce genre d’émotion soit très conseillé pour un vieil homme au coeur fragile.

Francesca m’a appelé hier :

— Je suis à Barcelone depuis ce matin, Michel. Je me demandais si nous pouvions nous voir ? J’ai quelque chose à te dire. Si tu n’as pas peur de découvrir ce que je suis devenue, bien entendu…

J’ai accepté son rendez-vous pour la fin de l’après-midi sur la Rambla des Caputxins. Je suis trop vieux pour avoir peur.

 

***

 

Le soir même, nous sommes assis à la terrasse d’un bar de la Plaça Reial. L’ambiance est un peu magique. Les jongleurs, peintres et bonimenteurs en tout genre tentent de nous soutirer quelques euros. Bien que l’on atteigne la fin décembre, l’air est toujours assez doux ; au moment où elle a retiré son manteau, j’ai été assailli une fois de plus par son parfum. Odeur que je ne parviens pas à définir, riche et triomphante, peut-être de vétiver, de fruits, d’aromates et de jasmin mêlés. Fragrance de vie, de bonheur, promesse d’ivresse voluptueuse. Le même qu’autrefois, ce soir-là, dans cette chambre-là. Parmi les milliers, les millions de parfums dont elle seule a le secret, il a fallu qu’elle choisisse précisément celui-là… Négligence, sadisme ? Ou élucubrations d’un vieil homme dont les sens sont maintenant si émoussés qu’il confond toutes les odeurs, les couleurs et les sons ? Elle a noté mon trouble et baissé les yeux.

Francesca a mieux vieilli que moi. Elle a moins de rides autour des yeux, dont l’éclat n’a pas terni. Elle est restée mince. Elle ne boite pas. Et, bien sûr, ultime privilège des femmes, alors que je suis chauve, elle arbore pour sa part une magnifique crinière grise. En somme, ses soixante-dix ans lui vont très bien.

Nous devrions avoir beaucoup de choses à nous raconter mais une sorte de pudeur nous empêche de dépasser le stade de la conversation banale et conventionnelle. Aucun d’entre nous ne se risque à rouvrir les anciennes blessures. Nous parlons donc de la douceur de vivre à Barcelone, du vol Paris Madrid qu’elle a pris la veille, petites choses sans importance et sans conséquence. Nous passons en revue les amis que nous avions en commun aux temps de nos études à Paris et de notre brève vie conjugale. Plusieurs d’entre eux sont morts, m’apprend-elle. Nous arrivons à cet âge auquel les amis d’enfance ont une fâcheuse tendance à tirer leur révérence.

— … ?

Ma voix s’étrangle.

— Laura est morte, il y a une vingtaine d’années. Emportée par un cancer du sein qui s’est généralisé. Long et douloureux.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas…

Elle soupire.

— Tu n’as pas à être désolé. Tu sais, d’une certaine façon, il valait mieux qu’elle parte. Elle n’a jamais été heureuse. Les dernières années de sa vie, elle avait cessé de travailler, elle s’était mise à boire, elle allait très mal. Laura faisait partie de ces gens qui ont, toute leur vie, cherché quelque chose d’inaccessible.

J’avale péniblement ma salive.

— Et toi ?
— Oh moi, tu sais, c’est différent. J’ai toujours eu tout ce que je voulais.

Pour ce qui me concerne, c’est vrai. Elle m’a voulu, moi, puis elle a voulu notre rupture, elle a voulu enfin que je quitte Paris. C’est toujours elle qui a décidé de tout. L’amertume m’envahit doucement.

Plus tard, nous marchons dans les ruelles étroites qui conduisent au port, à la recherche d’un restaurant. Elle hume avec un plaisir évident cette ville dans laquelle elle a passé son enfance, avant que ses parents ne s’installent à Paris. J’ai peine à parler. Les images de Laura sur son lit de mort, absurdement mêlées à celles de notre rupture, me hantent.

 

***

 

C’était à Paris, il y avait de cela une quarantaine d’années. J’avais rencontré Francesca à l’université, alors que nous préparions tous deux une thèse de chimie. Nous étions jeunes, amoureux, talentueux et tout aurait été pour le mieux si Francesca ne m’avait introduit dans sa famille. Mais quoi de plus normal ? Nous étions fiancés, ses parents m’aimaient bien, nous prîmes l’habitude de passer chez elle des soirées puis des nuits.

Francesca avait une sœur, Laura, de deux années sa cadette, qui lui ressemblait de manière troublante : même visage ovale, même corps élancé, nerveux et musclé, même chevelure opulente. Elles aimaient porter le même type de vêtements et le même parfum. Leurs caractères cependant étaient très différents : à la douce Laura, effacée et timide, s’opposaient l’exubérance et la joie de vivre de son aînée. Tout ce qui m’avait attiré dans Francesca aurait donc dû m’éloigner de Laura. Mais rien n’est jamais aussi simple.

Imperceptiblement, nous nous mîmes, Laura et moi, à nous observer à la dérobée lorsque nous pensions que les autres ne nous voyaient pas. Le trouble grandissait de part et d’autre de la table familiale. Nous nous frôlâmes, nous épiâmes puis finîmes par nous embrasser un soir d’été où nous avions bu peut-être plus que de coutume. L’histoire, hélas, est banale. Je croyais aimer Francesca mais j’éprouvai bientôt en présence de Laura un sentiment égal, aussi incompréhensible que cela puisse paraître. Étais-je malhonnête ? Le sentiment de culpabilité que j’éprouvais à l’égard de Francesca me poussait-il à nier que la seule femme que j’aimais était Laura ?

Je commençai à retrouver Laura en cachette, n’importe où à Paris, dans des bars puis dans des appartements que nous prêtaient des amis, l’espace d’une nuit. Notre manège dura quelques mois. Francesca eut alors des doutes. Elle comprit sans peine que le temps que je prétendais passer à la rédaction de mon mémoire de thèse ne pouvait raisonnablement être imputé aux quelques pages dactylographiées qui en constituaient l’introduction, au demeurant très médiocre. Elle se mit à me suivre, et découvrit la vérité. Naturellement, elle me somma de choisir, ce que je fus incapable de faire. Je ne suis pas un homme de choix. J’ai toujours pris les choses comme elles venaient, j’ai laissé ma vie au hasard. Je ne suis pas comme elle. Laura non plus n’était pas comme elle.

Je rompis donc avec Laura.  Nous ne pûmes le supporter. Quelques semaines plus tard, nous nous jurions des serments d’amour éternel.

Je rompis avec Francesca, mais ne pus davantage supporter son absence.

Je tentai d’abandonner les deux. Je ne parvins à m’éloigner de Paris plus de quelques semaines.

Je revins à Francesca.

Puis à Laura.

Et ainsi des dizaines de fois, je les quittai, revins, nous nous déchirâmes, nous aimâmes, nous détestâmes. La situation devenait insupportable.

Francesca passa avec succès son doctorat de Chimie et fut embauchée par un grand parfumeur. Laura abandonna ses brillantes études et devint professeur de Lettres dans un obscur collège de banlieue.

Nous aurions pu rester bloqués tous trois dans cette sorte de piège abscons si je n’avais décidé un jour de jouer ma vie aux dés. La raison aurait voulu que je quitte Paris définitivement et les abandonne toutes deux pour refaire ma vie quelque part. Je ne pus m’y résoudre. Je trouvai des prétextes : ma thèse, qui s’enlisait depuis bientôt cinq ans, ma famille, que je voyais rarement. Au lieu de partir, je proposai donc de les rencontrer chacune à tour de rôle afin que nous eussions une ultime discussion à la suite de laquelle je trancherais et partirais vivre avec l’une d’entre elles. Pour toujours.

Elles refusèrent toutes deux, dans un premier temps. Nous continuâmes à nous déchirer quelques semaines encore.

La mort dans l’âme, elles finirent par accepter. Nous tirâmes au sort l’ordre dans lequel je devais les rencontrer. Le destin décida que je passerais la soirée du vendredi avec Francesca, puis la suivante avec Laura. Le dimanche soir, je rendrais mon verdict.

 

***

 

La rencontre avec Francesca eut lieu deux semaines plus tard dans un restaurant du quartier latin. Elle était parfaite. Son teint éclatant de santé, sa chevelure d’ébène et ses yeux d’un noir profond contrastaient délicieusement avec sa robe rouge. Jamais elle n’avait été aussi belle. Lorsqu’elle s’approcha de la table que j’avais choisie dans un coin reculé, son parfum m’enveloppa. Jamais je n’avais respiré telle odeur, riche et subtile à la fois, suave et mystérieuse. J’ai toujours été très sensible aux parfums, celui des femmes et celui des vins. Je tombai sous le charme. Elle nota mon trouble et en rit.

Nous dînâmes, bûmes, rîmes beaucoup en parlant de choses et d’autres, futiles et légères comme elle savait l’être : ses recherches sur les parfums, la musique, les voyages. Puis nous fîmes passionnément l’amour dans la chambre d’hôtel de la rue Saint-Séverin que j’avais louée pour deux jours. Nous nous quittâmes au matin, heureux, confiants et gais. Longtemps, je la regardai s’éloigner sur le trottoir alors que son parfum si particulièrement envoûtant tardait à se dissiper. Je décidai qu’elle serait, pour toujours, ma femme.

Je rencontrai Laura le lendemain. Dès qu’elle franchit la porte du restaurant, mes résolutions du matin s’évanouirent. Elle était merveilleusement belle. Ses traits si purs, un peu tirés, son visage ovale de Préraphaélite, son teint pâle et ses yeux de velours évoquèrent immédiatement pour moi la madone de Botticelli. Laura était la femme de ma vie, comment avais-je pu en douter un seul instant ? Je voulus le lui dire. Les mots cependant s’étranglèrent dans ma gorge lorsqu’elle s’approcha de la table. Elle exhalait une odeur…

Il me sembla tout d’abord identifier des relents de transpiration. Elle nota mon trouble, s’enquit timidement de ma santé. Je décidai d’ignorer l’odeur. Nous dînâmes, bûmes un peu, rîmes un peu, en parlant de choses et d’autres, littérature, philosophie, peinture, sans parvenir à trouver le ton juste. J’étais obsédé par les effluves malodorants qui semblaient augmenter de minute en minute. Je repoussai la question qui me brûlait les lèvres car je ne savais comment la formuler. Comment aurais-je pu ?

Laura, je suis indisposé par ton odeur, je ne me sens pas bien.

Je le pouvais d’autant moins que j’étais persuadé que cette puanteur ne pouvait exister que dans ma tête. Comment ma tendre, ma douce, ma chère Laura aurait-elle pu dégager cette odeur immonde de réfectoire, de choux-fleurs avariés, d’huile rance et de tripaille ? Si elle ne le sentait pas… Si moi seul en souffrait, la pestilence ne pouvait être que le fait de mon esprit perturbé par ces mois d’indécision angoissée. J’étais malade, c’était là la seule explication plausible.

Il nous fallut partir, marcher de concert vers l’église Saint-Séverin. Dehors, l’odeur se dissipa un peu. Mon cerveau malade tenta de me faire croire que les passants se retournaient sur l’odeur et non sur la beauté de ma compagne. Dans la chambre d’hôtel, j’ouvris les fenêtres en grand sous le regard interrogateur de mon aimée. Elle disparut dans la salle de bains pour se préparer à ce qui devait être une nuit d’amour décisive. Lorsqu’elle revint, parée de sa plus belle nuisette… elle s’était parfumée de nouveau. Ce fut plus que je n’en pus supporter.

Je devenais fou. Complètement fou. Elle sentait le boudin, la charogne, la morue, les latrines, le sanglier, à moins que ce ne fût le bélier ? Baudelaire me visita dans ma folie, je murmurai tout bas les vers assassins :

Vous devriez prendre un bain régulier

Pour dissiper ce parfum de bélier.

— Par bonheur, elle ne m’entendit pas. Je me ressaisis. Rassemblant toute ma volonté, je la serrai dans mes bras et l’embrassai. Ce fut, bien entendu, une catastrophe. Le plus grand échec sentimental et sexuel de ma pauvre vie qui en fut pourtant fertile. Je dus courir vers la salle de bains pour vomir. Lorsque je revins, elle s’était rhabillée, elle pleurait. Elle me lança un dernier regard désespéré avant de disparaître de ma vie à tout jamais. Je ne tentai pas de la retenir. Allongé sur le lit, pantelant, j’attendis seulement que l’abomination olfactive se dissipe.

 

***

 

De l’autre côté de la table, Francesca me parle. Je fais un effort surhumain pour me ressaisir. Je bois, très rapidement, mon verre de vin. Nous reprenons à bâtons rompus les fils distendus de notre conversation mondaine.

Au moment du dessert, alors que j’ai repris un semblant de couleur, elle se lance enfin :

— Michel, je vais mourir. Dans trois mois peut-être, six mois tout au plus.
— Je suis…
— Ne dis rien Michel, s’il te plaît. J’ai bien vécu, j’ai été heureuse. Je le suis toujours. Je regrette seulement deux choses, Michel. Je commence par la plus facile ou la plus difficile ?
— La plus facile, marmonné-je.
— J’aurais voulu avoir un enfant. De toi. Si les choses s’étaient mieux passées entre nous.

Je voudrais paraître fort mais ma voix est totalement désincarnée.

— La plus difficile, maintenant ?
— Le soir où tu as rencontré Laura, la dernière fois…
— Je suis devenu fou. Je lui ai fait beaucoup de mal, je le sais.
— Non, Michel, ce n’est pas vrai.
— J’ai cru sentir des odeurs atroces qui n’existaient pas. Je les ai injustement associées à Laura.
— Même une psychanalyse de plusieurs années n’a jamais réussi à expliquer ce qui s’est passé ce soir-là dans ma tête.
— Ce n’était pas dans ta tête.
— J’ai cru…
— ÉCOUTE-MOI !

Elle a crié. Pour la première fois, je vois des larmes dans ses yeux. Elle attend que reprenne le brouhaha momentanément interrompu des conversations.

— Ce n’était pas dans ta tête. C’était moi. Laura ne t’a jamais dit, par coquetterie, qu’elle était presque entièrement dépourvue d’odorat. Elle savait à quel point c’était important pour toi. Avant votre rencontre, j’ai commencé à travailler sur deux parfums au laboratoire. Le mien, celui que je porte aujourd’hui, pour la seconde et la dernière fois. Un parfum capiteux, enivrant, subtil et voluptueux. Et le sien, qui devait être absolument abominable : le plus âcre, le plus écoeurant, le plus fétide, le plus méphitique, le plus nauséabond de tous les parfums. J’ai travaillé jour et nuit pendant deux semaines. J’ai trouvé les deux parfums, le suave et le maudit. J’ai aussi réussi à faire en sorte que leur pouvoir olfactif augmente pendant quelques heures avant de décroître puis disparaître. J’ai trahi ma soeur, Michel. Et je t’ai trahi, toi. Je savais que tu partirais avec elle. C’était elle que tu aimais, n’est-ce pas ?

J’acquiesce. Silencieusement.

— C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te garder, Michel. Pardonne-moi.

Elle pleure. Je sens la nausée qui monte. Le parfum d’autrefois recouvre le sien. Fétide, méphitique, nauséabond.

Laura.

Toujours, mon amour, c’est l’odeur qui demeure.

 


Isabelle AMONOU est l’auteur de plusieurs romans chez Chemin Faisant: Cent ans d’incertitude (2007), Cent ans de certitude (2008), Fin de siècle (2013) -publié sous le nom de L’écume noire de l’Erika dans la collection Ploemeurtres- et Question de sur-vie (2018), co-écrit avec Michel DRÉAN.

5 réflexions sur « « C’est l’odeur qui demeure »: une nouvelle d’Isabelle Amonou »

  1. du Patrick Süskind revisité à dose homéopathique moins délétère mais néanmoins distillé avec une sacrée dose de phéromones dans ce récit à trois voix dont seul Laura ne semble pas pervertie.
    bel ouvrage même si l’indication de la profession laisse deviner le final et brise un peu le suspense que cependant la narration et l’écriture soignée aromatique rehaussent d’un fumet des plus appétissant.

    J’aime

Laisser un commentaire