« Un dimanche ordinaire ou presque »: un récit de Guénane

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(Temps de lecture : 4 mn)

     Dimanche 27 septembre, les cloches de la rade ont le son aussi clair que le ciel d’automne et me ragaillardissent le sourire. À sept heures j’ai commencé par taper sur un réveil mal manipulé qui s’est mis à sonner avec un rythme de coincé. Je n’aime que mon horloge biologique et l’heure solaire. Ma première pensée fut pour cette vieille Bretonne qui avait coutume de crier : « Allez, debout les morts ! » et je me suis rendormie jusqu’à la minute où le soleil frappa la fenêtre.

     Les yeux noyés au fond d’un bol de thé, vert pour me désoxyder, j’ai à peine écouté l’avalanche de nouvelles désespérantes. C’est l’ouverture de la chasse, plumes et poils feraient bien d’ignorer le beau temps et de rester à couvert. Le nombre de chasseurs pourrait atteindre cinq millions. Il est aussi fort question d’abattre le plus possible de sangliers, cette bête nuisible. Une semaine auparavant j’étais au Mont Faron, un mont blanc d’où l’on peut englober Toulon et sa rade. En me retournant je me suis trouvée à portée de canines d’un sanglier. Cent mètres plus loin se tenait une buvette de fortune et quelques tables sous les pins. J’ai cru à un sanglier apprivoisé, domestique ; je lui ai parlé poliment, pensant que lui aussi allait au bistrot ; le calcaire doit donner soif même aux animaux. Nous avons cheminé de conserve entre mots et grognements amicaux. Sur l’esplanade proche, j’aperçus toute une tribu de « porcs sauvages » fouinant alentour, dont deux laies et une ribambelle de marcassins en petits costumes rayés. Jamais menacés, respectés ils respectent, ils visitent, ils furètent, animaux sans animosité même s’il me fut conseillé de réprimer mon envie de leur grattouiller le front. Je suis persuadée que mes ancêtres n’étaient pas chasseurs mais mangeurs de glands, de baies et de racines.

     Plus tard, entre tomates et patates douces, je saisis à la radio des bribes. Corruptions, conflits, émigrations grinçantes, malbouffe, salaires, tout clignote rouge et la suffisance, l’hypocrisie des pitreries internationales s’étalent. Frissons gratuits, dégoût garanti. Quel serait au cours d’une vie le kilométrage de la liste de ce qui fâche, perturbe ? Et pourtant elle tourne (la terre) disait Galilée… c’est que chacun doit trouver en lui un petit coach pour se réparer lui-même.

      Après trois semaines d’absence, j’ai retrouvé les pêchous de la cale. Ils me réchauffent le « moral » et m’appellent « Catherine de midi six ». Un quart d’heure sous les tirs croisés du rire requinque. Ici, on ne prend pas des paquets d’horreurs en plein « cigare » mais la juste mesure d’iode qui donne bonne mine. Des instants qui ont de la saveur quand la mémoire ressort à marée haute, ici, « une connerie qui dit la vérité c’est pas une connerie ! ». Loulou me provoque :

— Faut êt’ con quand même pour aller se dessécher en Méditerranée alors qu’ici le bleu du ciel ne fait jamais mal aux yeux.

     Je me vante d’avoir appris une technique marseillaise imparable pour pêcher le loup (bar), il prend l’air chafouin de celui qui en a entendu d’autres, lui qui a fait son service « pompon rouge » dans le sud :

— Ils ne vous ont pas dit aussi qu’à marée basse, ils vont à pied à l’île d’If ?

Ma réponse logique mais idiote me coule.

— Vraiment, retournez plus jamais là-bas, après vot’ cerveau est tout rayé. À marée basse, j’ vous dis ! Vous n’avez pas remarqué que là-bas le marnage est nul, que c’est une mer qui ne respire pas ? Vous avez besoin d’une sacrée piqûre d’iode pour vous réveiller!

     Quand on a une vie rythmée par les marées, on oublie que d’autres mers les ignorent, ou presque. Jean-Jean commence à « grelotter de soif », signal de la dispersion, signe qu’il est urgent d’aller « se rincer les dents » ou carrément « refaire le plein ». Après quoi je continue ma promenade en arborant un sourire vent portant. Mon escale quotidienne à la cale est une vitamine naturelle efficace. J’apprécie ma vie en rade de Lorient. L’impression, revenant de la fameuse Côte d’Azur, qu’ici tout est humble, simple ; le ciel et l’océan tout en complicité de nuances me régénèrent, me rassurent, voilent les infos folles du monde.

     Je viens de rempoter. Une graine de pin, apportée par le vent ou un oiseau, a fait escale dans un pot, a germé et prend des allures d’arbuste. Je lui donne une chance de m’épater. Planter, épier les pousses me protège des imbécillités, des mesquineries, des mouvances, des appartenances, des influences, des dépendances…

     Ce fut un dimanche très doux, rassurant. Les pensées aussi aiment germer, trouver place pour s’épanouir et certaines s’élèvent d’instinct avec les goélands qui planent dans les courants d’air. Pourquoi, ayant oublié d’éteindre mon ordinateur à vingt heures, je consultai une dernière fois ma boîte de déceptions ?

   J’avais rencontré en mars un couple de plasticiens à Vienne. Silence jusqu’à aujourd’hui, 22 h 25 : « … J.J. a un cancer généralisé. Il l’a appris le 30 avril. Il m’a demandé en mariage 48 heures après cette annonce pour rester dans l’acte créatif jusqu’au bout. Le 22 mai nous étions mariés. Huit jours après, il commençait sa première cure de chimio. Il a très mal supporté la cinquième. La guérison est impossible, juste l’espoir de prolonger la vie quelques jours. Dans cet univers hospitalier je me crois parfois dans un jeu vidéo… »

     Il fallait bien que ce doux dimanche de septembre me stupéfie avant minuit. Sur la photo du mariage jointe, la mariée est en rouge et son sourire rouge accroche. De cette photo jaillit une invisible énergie même si elle oxyde la douceur du jour. Sans cet instant, mon dimanche n’eût été qu’une charmante pacotille.

 


La ville de Lorient ayant été détruite, Guénane est née au cœur de la Bretagne, à Pontivy. Après des études de Lettres à Rennes, elle a longtemps vécu en Amérique du Sud, et réside désormais en rade de Lorient. Auteure de nombreux ouvrages en poésie et prose, elle a également à plusieurs reprises participé à la revue Le Cri du Menhir et maintenant son blog.

Vous pouvez suivre son actualité sur sa page Wikipédia et son blog.

Au catalogue :

 

 

 

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