« Pegasis » : une nouvelle de Patrick Barbier

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(Temps de lecture: 6 mn)

Un vol d’oiseaux marins passe au-dessus des flots et raye un instant le soleil levant. Le ciel explose en un orgasme de teintes incendiaires. Des fins de vagues moussues s’étalent sur la grève en une caresse bruissante continuellement recommencée, tandis que la brise marine transporte des odeurs iodées et des parfums de printemps précoce.

Surplombant la plage, des palmiers balancent doucement leur ramure vert olive et plus loin, au-delà du sentier côtier, les maisons reviennent à la vie après une nuit à la tranquillité rassurante et bercée par le ressac.

À quelques kilomètres de là, l’échangeur autoroutier trie les véhicules et les distribue sur les rampes de béton et d’acier pour les diriger aux quatre coins de la ville.

La ruche est réveillée et ses habitants se mettent au travail. Aujourd’hui comme hier. Et comme demain.

Selon toute probabilité…

Propulsée depuis les confins de l’espace, l’entité monstrueuse, conglomérat torturé de roches et de métal, traverse le silence et l’immensité sidérale. Elle n’a pas encore de nom, contrairement aux objets célestes plus importants mais ses cent-dix kilomètres de long et son poids approchant les mille milliards de tonnes en font un tueur de planète potentiel et une menace à nulle autre pareille, à l’échelle de la galaxie. Galaxie que l’astéroïde traverse depuis des temps immémoriaux. Sa trajectoire n’a encore rencontré aucun obstacle. Pourtant, plus le temps passe, plus les probabilités que cela se produise, augmentent. De façon exponentielle.

New York, au mémorial Strawberry Fields de Central Park, un musicien joue la suite n°1 pour violoncelle seul de Bach. En Égypte, dans la vallée des Rois, l’aube et son soleil incandescent recouvrent d’or les pyramides. L’aurore voit Venise surnager et Rome resplendir. Au Japon, un couple enlacé sort d’une rétrospective Leo McCarey, tandis qu’un peu plus loin dans un jardin public des pluies de pétales font un tapis rose au pied des cerisiers. Le Louvre a ouvert ses portes à une classe d’enfants et ceux-ci sont bouche bée devant La Joconde. La canopée de la forêt amazonienne voit les derniers rayons du crépuscule la caresser. Sur la plage d’une des îles Galapagos, des milliers de bébés tortues se précipitent vers l’océan sous les piqués meurtriers d’une myriade de mouettes criardes. La grande barrière de corail rutile du foisonnement d’éclats colorés de sa faune aquatique. À Londres, le manuscrit des Misérables de Victor Hugo vient de trouver acquéreur. Frôlant la banquise, deux ailerons noirs d’orques épaulards fendent les eaux, attendant que la population de manchots réfugiés sur la glace plonge dans les vagues. Très loin de là, l’une des dernières tigresses lèche ses deux nouveaux-nés et une tempête balaie Ouessant de rouleaux rugissants. En Ouganda, dans ce qui sert de maternité à un dispensaire de la Croix-Rouge, une infirmière dépose un bébé vagissant dans les bras de sa maman. Madrid, à la sortie d’un collège, deux adolescents rapprochent en tremblant leurs lèvres pour la première fois. Dans le Wyoming, au creux d’une vallée cachée verdoyante, un troupeau de chevaux sauvages, toutes crinières au vent, entament un galop endiablé. Dans un cinéma de Moscou, une vieille dame en pleurs regarde sur l’écran les dernières images des Lumières de la ville, de Charlie Chaplin. Sur le lac Bogoria, au Kenya, les reflets d’un vol immense de flamands repeignent en rose la surface de l’eau. Ailleurs, un voilier entre en glissant dans un fjord islandais immaculé, puis vire vers les maisons multicolores du port à peine éveillé. Haut dans le ciel, un satellite en orbite elliptique, survole un joyau céleste. Les continents ocre et sable, les océans bleu marine, le vert émeraude des forêts et les lignes blanches des massifs montagneux lui offrent un spectacle à la beauté poignante. La Terre continue sa course autour de son astre royal.

Un deuxième soleil se met à briller dans le ciel. Sa lumière grandissante envahit les nues et fait chatoyer l’immensité de l’océan en remplaçant le bleu profond par l’or et le grenat.

Le tube de vide créé par le bolide dans l’atmosphère ne dure qu’une fraction de seconde et l’air déplacé est chassé dans l’espace. Dans le laps de temps infinitésimal pendant lequel l’astéroïde passe de la surface de l’eau au fond de l’océan, des millions d’êtres vivants, du plus petit au plus grand sont annihilés. Le plateau sous-marin fait ce qu’il peut pour résister à la poussée monstrueuse de l’astéroïde mais il est fracassé et enfoncé comme si l’équivalent de chapelets de bombes atomiques explosait  au même moment et au même endroit. Tout est vaporisé… Eau, sable, roches, croûte planétaire.

Le magma incandescent résultant du traumatisme titanesque file vers les cieux, s’échappant du cratère géant qui continue à s’élargir horizontalement et en profondeur. Le tout bouillonne, s’émulsionne, ouvre de nouvelles failles, propage l’onde de choc et érige des murailles terrifiantes de terre et de rocs en fusion, remodelant le paysage à l’échelle de montagnes.

Le choc initial continue d’enfoncer le manteau de la planète sur des dizaines de kilomètres avant qu’il ne rebondisse tel un trampoline géant. Les chocs en retour partent en cercles concentriques et cataclysmiques.

L’océan se précipite dans la béance ainsi créée et ajoute au chaos. Des échafaudages démesurés de terre, de rochers, d’eau et de lave partent à l’assaut des rivages et voient leur taille multipliée par les hauts fonds. Et alors que les terres sont bombardées par des pluies torrentielles de projectiles rocheux, les tsunamis successifs balayent les littoraux et emportent tout sur leur passage.

L’air repoussé par ces montagnes liquides donne naissance à un choc en retour faisant repartir les raz de marées dans l’autre sens, à la rencontre de l’épicentre et d’un horizon noir zébré d’orages électriques, dont les ténèbres mouvantes semblent tout aspirer.

Des tornades et des ouragans s’en détachent tandis que l’onde de choc primaire se répond en échos dévastateurs. Sous l’effet de ce maelstrom, l’océan se vide, disparaît pour revenir avec l’énergie et la force d’un nombre incalculable de barrages cédant simultanément.

Sur les côtes ravagées, finalement atteintes par la température infernale de la déflagration initiale, l’air lui-même s’embrase, les incendies s’autoalimentent et grossissent en tempêtes de feu brûlant le moindre atome de combustible. Tout ce qui nage, rampe, vole, marche, pousse est instantanément désintégré et calciné.

Pendant ce temps, les cercles sismiques continuent leur course destructrice, séismes après séismes, redessinant les sols, arasant les reliefs, faisant surgir des volcans en furie. Des orages de cendre dévorent le ciel sur des distances impensables.

Les agrégats de rocs et de matière en fusion, expulsés vers les nuages retombent à des centaines de kilomètres, pilonnant les cités, les déserts, les massifs montagneux, les forêts. Parcourant le globe, des répliques phénoménales achèvent ce qui est encore vivant. Les courants aériens, dans une totale anarchie, véhiculent les gaz, les poussières, les cendres. Il ne leur faudra pas une semaine pour éteindre le Soleil en plaçant entre lui et la planète agonisante un écran ténébreux engloutissant l’ancien monde.

L’obscurité est désormais complète, un froid intense s’est installé. Les végétaux sont les derniers à disparaître. Ce monde, assassiné par son bourreau céleste a succombé  et n’est plus qu’une boule stérile tournant sans fin autour de son étoile. La vie s’en est allée.

L’exoplanète que des astronomes terriens avaient détectée et baptisée Pégasis n’est plus.

Dans le bras d’Orion de la galaxie, sur Terre, à environ vingt mille années lumière de feue Pégasis, une flotte de guerre navigue dans des eaux internationales. En face d’elle, d’autres forces armées se positionnent.

Toisant les deux armadas, au centre d’un immense bunker souterrain lui-même situé au cœur d’un petit pays, un homme fixe les écrans tapissant les murs de son terrier géant. Autour de lui des dizaines de militaires, pour la plupart hauts gradés, s’affairent sur des consoles et des claviers. Au-dessus des écrans un compte à rebours s’apprête à expirer tandis que dans un coin un téléphone rouge sonne sans discontinuer.

Le compte à rebours s’arrête. Huit zéros s’affichent. Sur le mur de gauche, les vingt-quatre moniteurs HD montrent des missiles de croisière s’élançant vers le ciel. Ils sont des dizaines à prendre leur envol. Parmi eux, cachés par le nombre, deux sont équipés de têtes nucléaires multiples. Seize villes et objectifs stratégiques ennemis sont programmés et ciblés.

Seize soleils éphémères et destructeurs vont apparaître dans le ciel.

D’autres, ailleurs, comme autant de représailles, vont éclore à leur tour. Inévitablement.

L’homme sourit.

Contrairement à l’astéroïde tueur de Pégasis, il a un nom.

Et une volonté propre.

Le résultat sera identique. Et effroyable.

 


In Le bruit de fond de l’univers, éditions Chemin Faisant, juin 2015 (183 p)

Patrick Barbier est l’auteur de 2 recueils de nouvelles chez Chemin Faisant, En frôlant la nuit et Le bruit de fond de l’univers, publiés en 2014 et 2015, et a participé à la revue Le cri du menhir n°0 dont il a signé « l’éditard », la nouvelle « Sirène m’était contée » et le poème « Sous la mer ». Il boucle actuellement un recueil co-écrit avec Sourisha Nô sur les Etats-Unis, Par-delà la frontière (parution prévue début juillet) et son 3e recueil solo, Horizons incertains (parution prévue, ben, peut-être cet été, on va dire dès que possible, parce que, bon, ça demande du boulot avant de pouvoir donner le feu vert à l’imprimeur).

Au catalogue / À paraître sous peu:

 

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